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« L’Afrique d’après est déjà là : Créative, Solidaire, Résiliente »
LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. L’intellectuel ivoirien Franck Hermann Ekra livre un point de vue africain sur la crise sanitaire mondiale du coronavirus.

L’Afrique est, pour l’instant, moins touchée que le reste du monde par la pandémie de nouveau coronavirus. La grande majorité des Etats a réagi avec rapidité et fermeté pour tenter d’empêcher le « pire » : une propagation incontrôlée du virus dans les immenses centres urbains du continent, où les systèmes de santé publique sont souvent défaillants. Si la crise sanitaire mondiale a révélé les fragilités des Etats du continent, il a dans le même temps fait jaillir une sorte d’effervescence intellectuelle.

A la mi-avril, cinquante penseurs, activistes, artistes et décideurs africains, réunis par l’économiste togolais, Kako Nubukpo, et le sociologue sénégalais, Alioune Sall, ont signé un texte appelant à la mobilisation des « forces vives » contre la pandémie. Un appel à mettre en commun leurs réflexions pour repenser l’Afrique et contrer les récits prédisant la « fatalité » d’une catastrophe. « Ce qui pouvait ressembler jusqu’ici à une utopie est entré dans l’espace des possibles », affirment-ils.

Cocoordinateur de cette initiative, l’intellectuel ivoirien Franck Hermann Ekra livre un point de vue africain sur cette crise globale. Pour cet analyste politique et critique d’art, le Covid-19 peut être l’opportunité de penser « l’Afrique d’après ».

Que peuvent ou doivent faire les intellectuels d’Afrique en cette période de crise sanitaire globale ?

Franck Hermann Ekra : L’emballement médiatique provoqué simultanément par la réception de projections catastrophistes sur les conséquences de la pandémie pour l’Afrique, émanant du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, et la fuite d’une note prospective de la diplomatie française à la tonalité de prophétie autoréalisatrice, nous ont poussés à dépasser nos contradictions pour parler d’une seule voix.

Des grandes figures de la pensée se sont positionnés publiquement, tel que l’écrivain nigérian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986, les philosophes sénégalais Souleymane Bachir Diagne et ghanéen Kwame Anthony Appiah. Ils prennent part à ce mouvement qui se veut d’insurrection intellectuelle, de réveil africain.

En situation de double contrainte entre le risque de dénonciation d’une posture d’affichage et d’indexation par les contempteurs de la trahison des clercs, les intellectuels africains ont décidé d’assumer ensemble leur fonction d’éclairage. Agir, militer, travailler pour défendre la société face au péril épidémique suppose une mobilisation générale sans distinction de sensibilité idéologique, du spectre du post-marxisme à celui du libéralisme.

Cet appel est un point de départ, l’expression d’une foi et d’une espérance dans l’esprit de solidarité qui a donné naissance en 1963 à l’Organisation de l’Unité africaine, devenue Union africaine. Nous espérons d’ailleurs aller plus loin en engageant un dialogue et des actions avec nos instances continentales pour dessiner ensemble, pour nous et par nous-mêmes, l’Afrique d’après.

Comment analysez-vous l’impact de cette crise sanitaire mondiale sur le continent africain et que révèle-t-elle ?

Pour la première fois, nous sommes confrontés à la mondialisation autrement que virtuellement. Ce virus « manuporté » est une métaphore biologique et physique du village global qu’il matérialise en le vampirisant. Le flux d’images à haut débit, d’un Occident désorienté, cantonné à la gestion de la pénurie et la mise à nue des failles de ses systèmes médicaux en incapacité d’absorber le choc de l’épidémie, a achevé de nous convaincre d’un état d’impuissance mondiale, d’un renivèlement de l’ordre international.

L’idée qu’une meilleure réponse pourrait provenir d’une Afrique coutumière de l’épreuve, des arts de faire et de résistance, d’une économie de l’inventivité et de la débrouille, s’est progressivement imposée sous la forme d’un fol espoir : celui d’une exception africaine face aux dangers qui menacent la biosphère.

Cette pandémie est un événement « sursignifiant », comme disait le philosophe Paul Ricœur, dont l’impact transforme notre rapport au monde et à sa compréhension, puisque chacun reconnaît désormais les limites de ses certitudes. Les Africains sont confrontés aux mêmes difficultés que le reste du monde avec toutefois un paradoxe temporel : nos Etats subissent de plein fouet les conséquences économiques de la crise avant ses effets sanitaires. Cette situation illustre une interdépendance trop souvent réduite à la dépendance à une économie d’empire.

On peut craindre en outre des défaillances au niveau des infrastructures de santé publique. C’est le résultat conjugué de mauvais choix de gouvernance et de politiques d’ajustement structurel des années 1990, imposées par les institutions de Bretton Woods qui ont déstructuré le projet d’Etat postcolonial. Cette crise pourrait favoriser une nouvelle prise de conscience des acteurs continentaux sur la nécessité de répondre en premier lieu aux minima sociaux, aux attentes vitales des populations plutôt qu’aux artifices de l’imaginaire de progrès.

Quel regard portez-vous sur les mesures de confinement difficilement mises en place par certains Etats ?

L’Etat providence n’existe plus, ni en Afrique ni ailleurs. L’idée même de fermer des villes, d’inventer des frontières intérieures ad hoc pour contenir l’expansion de la pandémie métamorphose la territorialité. Ce que le confinement met au jour, ce sont d’abord les inégalités sociales renforcées, l’accès limitatif à l’approvisionnement de vivres et de biens de première nécessité, mais aussi la place cruciale de l’économie populaire.

Ces inégalités se traduisent par des recrudescences d’incivilité, de violence urbaine ou domestique. Lorsqu’un Etat impose des mesures de confinement dont il n’est pas en mesure de garantir le respect, les populations imaginent des voies de contournement dans le dos du pouvoir. Les émeutes résiduelles s’expliquent par des réflexes de survie plutôt que par la contestation en bloc des systèmes. Ce sont des réactions ordinaires dans les situations de restriction des libertés de mouvement et d’asphyxie économique.
Comment les pouvoirs et les oppositions réagissent-ils ?

Cette crise favorise pour l’instant une séquence de trêve politique : les pouvoirs et ceux qui les contestent, habitués à la polarisation, se trouvent parfois forcés de coopérer. Au Cameroun, les sécessionnistes anglophones respectent un cessez-le-feu préconisé par les Nations unies auquel restent sourds les groupes armés extrémistes. Les pouvoirs autoritaires et « sécurocrates » s’en trouvent renforcés.

Au Tchad par exemple, le président Idriss Déby a scénarisé une spectaculaire offensive contre Boko Haram en pleine crise du Covid-19. Au Rwanda, le président Paul Kagamé a usé de fermeté sur le plan de la « redevabilité » en limogeant, pour l’exemple, une ministre pour défaut d’honnêteté sur l’état de préparation du dépistage et de la riposte sanitaire.

Dans des cités africaines sous couvre-feu, on a systématiquement recours dans le maintien d’ordre à l’arsenal autoritaire de la chicote, du châtiment corporel. Cela révèle la faiblesse des ressources de négociation de certains pouvoirs avec leurs populations.

La fréquence des adresses présidentielles à la nation dans la gestion de la pandémie est aussi un indicateur de proximité et de respiration démocratique. Au Ghana, le président Nana Akufo-Addo s’est exprimé régulièrement, tandis qu’au Nigeria, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, on constate un mutisme qui accroît l’anxiété sociale.

Quid du rôle des sociétés civiles ?

Cette crise sanitaire stimule un regain d’énergie chez les militants francophones soutenus par des philanthropes anglophones, qui peuvent profiter de ce moment de renégociation du contrat social avec les pouvoirs publics. Le président sénégalais, Macky Sall, a reçu récemment des membres du mouvement citoyen Y’en a marre.

Ces derniers lui ont suggéré les mesures sociales sur la baisse tarifaire de l’électricité. Le chef de l’Etat a accepté de prendre en compte leur proposition en anticipant sur leur réaction une fois la crise passée. Il leur a signifié qu’il se doute qu’ils seront les premiers à lui reprocher de faire revenir le prix à son niveau initial.

Pour nombre d’acteurs de la société civile, ce moment est un point de retour à l’idéal initial de protection des plus fragiles. On est sorti d’un schéma réducteur assignant aux militants un rôle de trublions, de contestation de rue. Ils sont pleinement proactifs et suppléent les défaillances de l’Etat en se dévouant au service des communautés.

Comment les artistes contribuent-ils à cet effort dans la lutte contre le Covid-19 ?

Ils sont en première ligne de la riposte. Toujours au Sénégal, une vingtaine d’artistes de cultures urbaines se sont réunis au sein d’un collectif constitué par Youssou N’Dour et Didier Awadi pour venir en aide à l’Etat. Habituellement, les stars du mbalax et du hip-hop, plus proche de l’univers de la lutte, ne collaborent pas.

Une même stratégie de communication relie tous les courants autour de cette lutte contre le Covid-19, avec un parti pris d’agir à deux niveaux : la sensibilisation, puis la lutte contre la désinformation, la propagation virale de fausses informations à l’heure de la post-vérité. Par exemple, les graffeurs de street art se déploient dans la ville et utilisent les médias permanents que sont les murs pour relayer les gestes barrières.

Les artistes contemporains ne sont pas en reste. Le plasticien bissau-guinéen Nu Barreto a introduit dans une œuvre en plans séquences journaliers « Traços Diario », des compositions inspirées par le confinement. Ils représentent cette restriction de liberté par une mise en bouteille de personnages ou d’objets du quotidien. Le peintre sénégalais Soly Cissé a quant à lui commencé une série intitulée « Corona ».

Du côté des dessinateurs de presse, dans des pays comme la Côte d’Ivoire, l’Algérie ou l’Afrique du Sud, où Zohoré, Dilem et Zapiro sont des institutions au même titre que leur ami Plantu en France, le sujet inspire, que ce soit dans la veine du témoin de la société ou de la dérision politique.

Plasticiens, musiciens, caricaturistes portent le rêve d’un héroïsme ordinaire, d’une transfiguration du banal. « Nos héros nous ressemblent », chante le rappeur camerounais, Valsero qui vient d’être libéré des geôles du président Paul Biya. Ces héros du quotidien sont les blouses blanches et non pas les stars du ballon rond ou de l’afro-pop, les vedettes de la télévision ou les icônes défuntes du panafricanisme.

Comment regardez-vous la France particulièrement critiquée par une partie grandissante de la population en Afrique francophone, malgré l’aide apportée par Emmanuel Macron qui plaide pour une annulation de la dette ?

Il lui faut tenir compte d’un nouvel écosystème. L’Afrique n’a pas changé, mais nous avons changé d’Afrique, ne serait-ce que par la démographie et la dynamique ascendante de sa pyramide des âges. Les économistes parlent de dividendes en la matière ! Cela devrait amener Paris à chausser les lunettes du temps.

Vu d’Afrique il y a des Frances. L’une progressiste portée par le discours de renouveau de l’Elysée et d’une partie de l’administration du Quai d’Orsay, soucieuses comme nous de voir changer les modalités de la relation, de casser les codes rétrogrades de la domination. L’autre, plus conservatrice et récessive, s’accroche aux chimères de pré carré, au paradis perdu de l’époque impériale et soutient toujours les autocrates. A moins qu’il ne s’agisse là d’un double jeu ?

Quelle que soit la sympathie qu’on peut avoir pour la rhétorique de la réconciliation des images entre l’Afrique et la France postcoloniales inspirée par Emmanuel Macron, son attitude expose parfois la France à une crispation dans sa relation avec l’opinion continentale.

C’est une chose d’assumer le passé, ce qui signifie dans son entendement comme dans le nôtre qu’il est bien passé. C’en est une autre d’adopter une position de surplomb ou de reconduire des recettes de diplomatie de connivence perçues de l’autre côté de la Méditerranée comme relevant de l’imagerie d’Epinal, de la politique de « grand-papa ». Les gestes de solidarité sont toujours les bienvenus, mais la manière dont on donne vaut mieux que ce que l’on donne. Il faut se garder de se rêver en médecin au chevet d’un perpétuel patient africain.

A quoi ressemblera ce que vous appelez « l’Afrique d’après » ?

L’Afrique d’après est déjà là : je me l’imagine créative, solidaire, résiliente, c’est-à-dire par essence africaine. L’Afrique, nous le savons, est une totalité plurielle, c’est des Afriques dont il s’agit ! Elles sont si riches de leur diversité, de leur historicité, de leurs identités narratives. Poreuses aux vents du monde, elles se situent aujourd’hui du côté du tournant de l’innovation, de la digitalisation des sociétés urbaines 3.0, mais conservent un fort attachement à la ruralité qui constitue toujours un pan essentiel de leurs cultures et de leur production de chaîne de valeurs.

La terre y est encore une donnée fondamentale d’inscription sociale. Ces Afriques où l’individu s’affirme de plus en plus au-delà de pesanteurs communautaires aspirent au renouvellement des formes d’incarnation du leadership et à la construction d’un écosystème plus écologiquement responsable. Ce qui illustre ce moment africain, c’est l’un des symboles Akan (peuples d’Afrique de l’Ouest) les plus puissants, le Sankofa : un oiseau mythologique qui se nourrit de son passé et de lui-même pour se projeter vers l’avenir.

Joan Tilouine

Source : Le monde / Afrique

 

 

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